La nuit aux Mottets et le retour aux Bois
Revenir au jour précédent. 15 septembre 2019 : troisième jour. Nuit au frais et retour au point de départ.
Le tunnel fermé
J'espérai que ce tunnel débouchât sur une route, sans savoir laquelle, nous permettant de fuir l'impasse dans laquelle nous étions.
Nous avançames vers l'entrée. Il semblait impossible d'aller plus avant dans le tunnel.
Au moins, là , le terrain était-il plat et dégagé. Une pierre s'y trouvait. Je m'assis dessus. Au moins, si nous devions passer la nuit ici,
cet espace herbeux ne serait-il pas désagréable, et le tunnel nous abriterait-il du vent. Pascal, parti tenter son exploration,
revint vite en disant qu'il était bouché. Comme moi, il avait espéré pouvoir trouver une petite route de l'autre côté, et s'échapper.
Cet espoir déçu nous fit comprendre que ce tunnel et son entrée, absents des cartes, n'avaient pas pour fonction de faciliter le déplacement d'un lieu à un autre,
mais étaient sans doute liés aux installations électriques de la Mer de Glace, la force de l'eau qui sort du glacier étant utilisée pour faire tourner des turbines.
A l'aide !
En attendant Pascal, j'avais allumé mon téléphone, et je nous avais localisés grâce à ses capteurs satellitaires. Je connaissais notre latitude et notre longitude.
Vers vingt heures trente, nous décidâmes d'appeler le peloton de secours en haute montagne. En ligne droite, nous étions près de la base héliportée.
Peut-être, malgré la nuit qui s'était maintenant faite noire, et la lune qui demeurait cachée, pourraient-ils venir nous chercher et nous sortir de ce mauvais pas ?
Le gendarme qui nous parla ne semblait pas décidé à envoyer si facilement un hélicoptère. Après nous avoir repérés sur sa carte à l'aide de nos coordonnées,
il chercha à confirmer, en nous questionnant sur les observations visuelles que nous pouvions faire, que nous étions bien là où mon téléphone le disait.
La carte n'est pas le territoire
Avions-nous vu en contrebas les deux petits lacs qui, sur la carte, se trouvent en aval de la langue du glacier ?
Hélas, non, mais nous avions vu, et nous pouvions toujours entendre, couler l'Arveyron. Nous avions donc dépassé la langue glacée terminale.
Ce gendarme ne connaissait que sa carte, et non le terrain, une carte établie il y avait déjà quelques années,
pendant lesquelles l'extrémité du glacier avait eu le temps de changer de morphologie. Rien ne paraît si solide qu'un glacier à un observateur, et pourtant il change en permanence
du fait de l'avancée de la glace vers le bas sous l'action de la gravité. La partie qui change le plus rapidement et le plus complètement est sa langue. Un lac peut s'y former
si les températures augmentent, puis celui-ci peut s'étendre, ou disparaître si le glacier recule davantage.
Le temps écoulé entre le moment où la carte a été dessinée et celui où on la confronte au terrain est une des raisons pour lesquelles la carte n'est pas le territoire.
Je pensai aussitôt qu'il le savait. Nous lui décrivîmes aussi la falaise qui nous faisait face, et la barre rocheuse qui nous barrait le chemin quand nous essayions de monter.
Grâce à la fonction photo de mon téléphone, de laquelle résultent des clichés flous qui permettraient à peine à un œil exercé de distinguer un chimpanzé grimaçant d'un alpiniste amateur,
je pris tout de même trois photographies, du mieux possible malgré le manque de lumière (le soleil était couché depuis plus d'une demi-heure), et les envoyai.
La langue de la mer de Glace se fraie un chemin entre deux hostiles flancs de montagne.
Guidés à la boussole
Il nous demanda ensuite si nous avions une boussole. Nous en avions de vraies, chacun de nous avait un exemplaire de cet objet d'une simplicité enfantine constitué
d'une aiguille aimantée flottant dans un liquide,
montée sur un cadre en plastique qu'on aligne sur la carte ou sur le terrain avec un point visé ou pour suivre une direction.
Pascal, ayant une solide formation sur l'orientation en terrain inconnu, était le mieux à même de nous guider. Il sortit la sienne, je lui passai le téléphone,
et le gendarme tenta de le guider en lui indiquant la direction angulaire à suivre et la longueur du chemin à parcourir selon cet angle.
Une brousse infranchissable gardant une barre rocheuse
Mais la chance n'était pas avec nous ce soir-là . Rapidement, nous nous retrouvâmes au milieu d'une végétation de plus en plus dense
et en équilibre de plus en plus précaire au fur et à mesure que la pente s'accentuait. C'est alors que, sans m'en rendre compte,
je perdis le fermoir de ma lampe frontale. Les arbres étaient si rapprochés qu'une branche avait, sans que je m'en fusse aperçu,
poussé l'un des ergots moulés sur le pourtour de cette pièce, la faisant tourner assez pour qu'elle se dévisse d'un quart de tour pendant que j'avançais.
C'était suffisant pour qu'elle tombe.
Privé de lumière
Je ne vis pourtant rien de ce qui se passait près de ma tête à ce moment-là . Mais, soudain, ma lampe s'éteignit. Alors seulement j'en déduisis ce qui c'était produit,
mais il était trop tard.
Impossible de redescendre chercher un petit objet gris perdu dans l'obscurité parmi la multitude des arbres et des rochers densément entremêlés autour de nous.
Mais je vis avec soulagement qu'appliquer ma main à l'entrée de l'orifice que bouchait ce capuchon poussait le compartiment des piles contre les contacts électriques
internes du boîtier et allumait la lampe. Privé d'une main, ma progression devint encore plus pénible, et pour tout dire presque impossible.
Pascal, mécontent de me voir traîner de plus en plus loin, décida de monter seul. J'attendis. Il continua de monter un long moment.
J'espérai qu'il parviendrait à rejoindre le si agréable et pratiquable sentier de la buvette. Mais je le vis revenir l'air dépité.
Il avait à nouveau rencontré des rochers verticaux infranchissables de nuit.
Coincés dans la pente
Si monter était impossible, descendre l'était tout autant. Nous nous étions si éloignés du tunnel et de sa plate-forme herbeuse qu'il était dangereux
d'essayer de les retrouver en pleine nuit. La pente était parfois si forte que nous aurions pu trébucher, tomber, et sérieusement nous blesser.
Nous décidâmes de descendre un peu, prudemment, lentement, jusqu'à trouver un endroit moins pentu où nous pourrions nous allonger sur le sol pour passer la nuit.
En désescaladant, le terrain devenait progressivement moins occupé par la végétation, son inclinaison plus raisonnable. A presque minuit, éreintés, nous fîmes enfin halte dans un endroit où l'inclinaison
était provisoirement moins grande ; il était possible d'y rester allongé sur le sol sans glisser. Après un moment de repos,
je téléphonai aux secours pour les informer de notre intention de ne plus bouger avant le lendemain matin, de passer la nuit où nous étions.
Le gendarme comprit, nous souhaita bonne nuit, et nous demanda d'appeler si nécessaire. J'éteignis mon téléphone pour lui garder un peu d'énergie pour le lendemain.
Dans de telles circonstances, économiser la batterie pour maintenir possible la communication ultérieure avec les secours est important pour sa sécurité.
Un environnement hostile
Dans un labyrinthe, l'agitation frénétique est inutile, et force, au bout d'un moment, à revenir au calme. On peut alors l'examiner et réfléchir à sa situation.
J'explorai les lieux où nous allions attendre le noir Minotaure de ce dédale, la nuit profonde et froide. Pascal s'était trouvé une grande pierre plate, sur laquelle
il voulait rester. A côté, après avoir enlevé des cailloux et des racines, un espace pourrait m'accueillir pour la nuit. Je ne sais qui de nous avait la place la moins désagréable,
entre une pierre plate, mais froide la nuit, car la pierre conduit la chaleur, et, en son contrebas, de la terre avec un trou qui faisait mal au dos quand on s'y allongeait.
En face de nous, une falaise, la tête des Prapators, d'où coulent deux torrents, qui seraient des cascades si la tête avait un front moins fuyant.
A sa droite se trouve "le mauvais Pas", un nom qui, avec le recul, me semble aujourd'hui prédestiné.

Carte de situation du bivouac, repéré par une croix rouge.
Une leçon de survie
Il nous restait peu de nourriture. En fouillant dans mon sac, je trouvai une petite compote qui avait miraculeusement échappé à la dévoration générale.
Le festin fut fugace, mais nous n'avions pas faim dans notre préoccupante situation.
Nous nous installâmes de notre mieux, revêtant tous les vêtements que nous avions amenés. J'enfilai mon collant chaud d'alpinisme, ma veste chaude coupe-vent,
mon imperméable en Gore-Tex. Pascal sortit sa couverture de survie. Puis, allongé, le regard dirigé vers le ciel, j'y cherchai vainement des étoiles. La portion
de ciel visible était faible, coincés comme nous l'étions au fond de la vallée encaissée de l'Arveyron bordée par deux rochers rapprochés s'élevant de cinq cents
mètres au-dessus de nous, pour le rocher des Mottets sur lequel nous étions, et de sept cents mètres, pour la tête des Prapators qui nous faisait face.
Cette nuit fut interminable. Au début, je pus heureusement dormir un peu, mais je fus bientôt réveillé par le froid. Quelques pompes me réchauffèrent.
Je tâchai de me rendormir, mais plus la nuit avançait, plus il faisait froid. Je frissonnai régulièrement,
et dus faire des mouvements de plus en plus souvent pour générer un peu de chaleur musculaire.
Enfin, je ne pus plus du tout dormir. Mes frissons devinrent intenses et fréquents. Pascal partagea avec moi un bout de sa couverture de survie.
Il n'a pas gelé cette nuit-là , mais la température est sans doute descendue sous les dix degrés, devenant assez désagréable pour nous maintenir éveillés, mais pas
suffisamment basse pour être réellement dangereuse. La nature nous donnait une leçon de survie sans frais. Le Minotaure nous laisserait vivre.
Une nuit interminable
La fin de la nuit, que je passai entièrement éveillé, me parut interminable. J'attendis longtemps le lever du jour. Mais, dans notre vallée glaciaire, le soleil de septembre ne se montre
pas avant midi. Nous ne pouvions pas le voir se lever à l'horizon. Seule une lente augmentation de la luminosité ambiante témoignait de ce que, quelque part,
loin de nous, dans le monde civilisé, le dieu Soleil avait commencé à conduire son char dans l'azur. L'aurore aux doigts gris faisait une entrée timide sur notre scène
montagnarde. Nous attendrions que la lumière soit plus franche, que le froid s'estompe, avant de nous remettre à la recherche de la sortie du labyrinthe.
L'angoisse me serrait l'estomac. Je n'avais toujours pas faim. Un peu d'eau fraîche me fit du bien. Nous prîmes tout notre temps pour enlever quelques vêtements et ranger nos sacs,
puis, une fois l'éclairage devenu suffisant, nous partîmes. Mais où aller ? Egarés, et sachant que monter nous amènerait à des rochers impossibles à escalader, nous
nous dirigeâmes instinctivement vers notre droite en restant à la même altitude.
La chance sourit aux audacieux, mais il arrive qu'elle prenne son temps
Car il y avait forcément une sortie, un sentier. Alors que nous n'attendions plus rien, un mât se dressa soudainement devant nous, semblable à celui aperçu la veille au pied du sentier des Mottets,
mais situé plus haut.
Stupéfait, je regardai attentivement les alentours. J'aperçus alors, plus bas, à une centaine de mètres,
ce premier mât devant lequel nous nous étions arrêtés deux fois la veille sans voir le chemin le reliant au deuxième.
Nous avions donc enfin trouvé la sortie, nous étions sur le fameux sentier de la buvette. Comment avions-nous pu le quitter la veille sans nous en rendre compte ?
Comment n'avions-nous pas vu le deuxième mât lorsque nous étions au premier ?
En montagne, tout ce qui, en plein jour sous un soleil éclatant, paraît facile, naturel, évident,
devient, lorsque le temps se gâte ou quand vient le soir, difficile, délicat, compliqué.
Sans doute le deuxième bâton était-il réellement impossible à discerner dans l'obscurité. Sans doute aussi n'y avait-il aucune marque de peinture sur les rochers alentours,
qui indiquent ordinairement l'emplacement d'un sentier. Peut-être aussi étions-nous trop pressés
par la peur de la nuit qui tombait pour prêter attention aux petits indices qui nous auraient permis de rester sur notre itinéraire.
Enfin, la pression accumulée et l'angoisse retombèrent d'un seul coup. Nous nous regardâmes, héberlués. Nous étions enfin libres !
Sortis du labyrinthe
Le sentier qui nous ramena à la civilisation symbolisée par la buvette des Mottets me sembla étonnamment facile, agréable, comparé au chemin que nous avions essayé de prendre
la veille, pourtant guidés à la boussole et à distance par un professionnel du secours en montagne. Je m'assis sur un banc en bois de la buvette sur lequel, étendu, j'aurais
sûrement passé une meilleure nuit, si j'en avais eu un à disposition, qu'allongé sur un lopin de terre humide, froide, farci de trous et de cailloux.
Un peu plus loin, nous nous arrêtames encore. N'avions-nous pas à présent tout notre temps pour parcourir à pied les quelques kilomètres faciles de descente nous séparant encore de
la voiture garée aux Bois ? J'en profitai pour appeler le peloton de secours et leur dire que nous avions retrouvé seuls notre chemin. Je remerciai mon correspondant,
sans lui avouer que son apparente méconnaissance du terrain où se trouve notre piège ne lui avait pas permis de nous sortir de ce mauvais pas. Il ne savait pas que la
Mer de Glace avait gommé les deux petits lacs dessinés sur la carte officielle, ce qui montre qu'il n'avait pas vu lui-même le lieu récemment, d'une part,
et, d'autre part, il n'aurait pas dû vouloir nous faire remonter directement de là où nous étions à la buvette, car c'était impossible. La carte qu'il avait sous les yeux
ne comportait pas d'indication sur la présence de toutes les barres rocheuses de cette zone, notre guide l'ignorait et nous a guidés selon sa carte incomplète.
Il fallait nous conduire tout d'abord vers le
premier mât, puis, à partir de là , dans un second temps, nous amener au second mât par le sentier que nous n'avions pu voir. Les explications auraient été longues, j'étais fatigué,
et les reproches ne permettent à ceux à qui on les fait de s'améliorer que s'ils les acceptent puis les analysent pour en tirer des leçons.
Sur la route du retour
Après une descente dans une forêt sage, probablement entretenue par l'homme, contrastant singulièrement avec l'impénétrable réseau végétal de la veille, qui fut agréable
bien que la fatigue me la fit trouver longue, nous franchîmes l'impétueux torrent. Devant la base d'hélicoptères, un engin au repos semblait nous narguer. Enfin, nous
fûmes à la voiture. Heureux de ce retour au point de départ, mais fatigués, nous prîmes la route. En chemin, devant mon insistance, Pascal s'arrêta reprendre des forces sur une aire de repos
en y dormant quelques heures, moi aussi, allongé dans l'herbe non loin de la voiture, Pascal dedans, sur le siège du conducteur. Il s'endormit profondément.
Quand il se réveilla, ragaillardi, la mine moins inquiétante, nous partîmes tranquillement
retrouver la ville iséroise d'où nous étions venus il y avait déjà trois jours, trois jours d'efforts physiques, de marche sur glacier au milieu de sublimes et multiples sommets et arêtes, de longues escalades sur échelles,
de coucher et de lever de l'astre du jour, de nuit en refuge non gardé, et de dangereuse aventure sauvage.
Toute randonnée est unique, mais, dans ma vie, je n'avais pas encore rencontré tous ces éléments réunis dans une même sortie. Je ne l'oublierai jamais.